Étant donné l'art numérique ; y a-t-il une fin de l'histoire de l'art ?



Étant donné l'art numérique ; y a-t-il une fin de l'histoire de l'art ?

[VISIONS FUTURISTES DE L'HISTOIRE DE L'ART]

ROMAIN COURTOIS

Essai


Comment le musée tel qu'on le connaît aujourd'hui, avec les proportions qu'on lui sait, le fait en plus qu'il sacrifie de grands espaces comme des cadres pour ses œuvres, contiendra-t-il ce qui lui semble le meilleur du flux tendu qu'est devenue la production d'objets artistiques, près de vingt années après l'ouverture d'internet au grand public ?

Ce monde survit dans un interrupteur, et la foule qui le peuple traverse clandestinement son atmosphère, remplie de jungles invisibles. Il serait une sorte d'étoile jumelle de la Lune, mais celle des rêveurs, et qui n'en finirait jamais d'enfler, telle une bulle qu'on ne saurait dire si elle resterait assez métallique... Si la surface de cette planète est largement médiocre à la base, elle s'élève bien, à certains endroits, c'est vrai, en stalagmites de raffinements qui grattent un ciel désormais partagé avec les anciennes merveilles du monde.

Comment le livre d'art de l'amateur ou celui destiné à l'enseignement artistique parviendrait-il à synthétiser, dans un futur proche comme lointain, extraire de cette usine-monde ce qui lui paraît devoir subsister du reste. Au stade formellement indistinct où sont les choses de l'art, en effet, la notion de rareté, d'exception, n'existe presque plus, ou à l'état précaire, poétique, en nuances illisibles. Si nous éprouvons l'impression contraire, rien qu'en nous baladant dans son supermarché estampillé « bassin prestigieux de l'art », à travers ses galeries, musées et fondations chics, c'est qu'une partie de l'élite était décidée à sortir l'art du merdier nihiliste qui le destinait à une fin certaine à partir des années 70, en lui donnant une nouvelle voie aussi antagonique que miraculeuse, et dont nous tenterons ici de poser quelques bases, à travers la notion de coût de revient d'une œuvre, ou valeur « revient » comme nouvelle valeur « captivante » du public. 


Introduction à la notion de coût de revient d'une œuvre
(ou valeur « revient » comme nouvelle valeur « captivante »)


Aujourd'hui, le coût de revient, c'est à dire le prix qu'il faut pour produire, présenter et diffuser une œuvre, prime sur la valeur artistique traditionnelle d'habileté. Cette valeur nouvelle reste discrète, non dite. Elle différencie selon une échelle de valeur arbitraire (car émise par les inventeurs et maîtres du art game) des objets artistiques dont la valeur traditionnelle ou rationnelle est indistinctement égale, ou hors de propos... Le critère d'appréciation d'une œuvre est déplacé, rendant caduque toute intention artistique traditionnelle. Ce n'est plus tant l'objet réalisé qui importe, mais son cadre. Mais attention, nous ne parlons pas d'un cadre ambiant ou philosophique qui tendrait à appuyer le discours existant à partir de l'objet, comme le fait le contexte d'une œuvre ou sa mise en scène, qui ne cherche eux qu'à « mettre en valeur », souligner ce qui existe effectivement, mais à présent d'un cadre devenant l'argument central, le facteur le plus puissant d'attention, duquel émane le véritable pouvoir de suggestion, la valeur « captivante ». En quelque sorte, la prédisposition est telle que la boutique suffit à faire de vous un vendeur. Allons plus loin.

Exactement comme l'aura sacrale d'une icône christique a primé sur la valeur d'un objet reposant uniquement sur l'habileté de son auteur tant que le public croyait en Dieu, c'est désormais l'aura « financière » qui alimente l'art contemporain en énergie séductrice, confère à l'œuvre d'art une valeur transcendantale de substitution qui la distingue de la simple marchandise ou même de la marchandise culturelle du rang inférieur, autrement dit, ne bénéficiant pas à valeur culturelle égale, d'un « déploiement financier » aussi « captivant » ; d'un impact, alors, cultuel, et celui-ci relatif à l'adulation matérialistique. Suivant la logique de ce paradigme, un artiste est apprécié en fonction de sa capacité logistique ; son talent, et même son individualité, chère aux adeptes des ruptures rapprochées, deviennent facultatifs. Pour autant, cela ne revient pas à dire que le discours artistique de l'artiste conceptuel est dénué d'intérêt direct. Seulement, sans ce cadre, le propos artistique retournerait probablement à l'indifférence générale, car la relation qu'il entretient avec le public s'est muée en une relation d'hypocrite à hypocrite, basée sur une entente cultuelle souterraine et réciproquement souterraine, et source d'une frustration sans équivalent dans l'histoire de l'art.

L'idée selon laquelle l'intérêt du public de l'art conceptuel fusionne avec la posture philosophique n'est plus au goût du jour. Qui se soucie des pavés textuels censés justifier les actions artistiques officielles ? Leurs auteurs eux-mêmes n'en sont plus tellement convaincus, leur prose relève soit du protocole académique, soit du calvaire qui ne sert plus qu'à maintenir hors de la foule le cylindre fumant de leur haut-de-forme. Dès lors que la médiation est écartée, le lien entre l'œuvre et son spectateur est rompu. Et c'est justement la réincarnation de cette médiation qui nous préoccupe, et que nous percevons sous les traits du coût de revient.
Le spectateur en pénétrant dans un musée d'art contemporain s'attend à être frappé par tout autre chose, et qui aurait le don de le transcender, et sans avoir à fournir plus d'effort qu'en levant les yeux au plafond de la chapelle Sixtine. Personne n'a de temps à consacrer pour les artistes égaux les uns des autres, qui bataillent en vain pour se distinguer. Quant à la philosophie digne de ce nom, le public sérieux sait qu'elle se trouve dans les livres. C'est un tout autre système qui s'est mis en place progressivement. Mêlé à l'art et au milieu de l'art, l'argent confine à ce dont l'homme ne peut se résoudre : le totem, la prosternation. Jamais le cocktail de l'art et de l'argent ne lui fera revivre l'ivresse authentique du catholicisme se manifestant au travers de ses commandes spectaculaires, picturales et architecturales, mais à défaut, il renoue avec certains de ces aspects en réinitialisant un semblant de phénomène de grâce : des banalités qui se métamorphosent en formes uniques, insoupçonnables, des matières modestes en structures irréalisables, des objets populaires en objets hors de prix, par le miracle de la conviction, elle-même toujours mieux conditionnée à mesure que les vieilles croyances rivales dépérissent sous son joug.
En définitive, s'il y a eu un art du beau, de l'achèvement de celui-ci a surgi un art du « riche », qui se distingue en effet du luxueux, en cela que le luxe impressionne sur le mode très classique de l'éblouissement, de l'éclat, du détail, etc, d'une manière générale du critère qualitatif, alors que le riche relève de la pure profusion et du registre quantitatif, ce qui correspond parfaitement aux aspirations globales de cette époque dite d'opulence, de la société de consommation sur laquelle règne évidemment des banques, le calcul financier, et où l'art se veut monumental du seul fait d'être monumental en proportions : ou, en somme, la valeur artistique a disparu, remplacée par la valeur d'échange.

Par la notion du coût de revient l'art réactive quelques réflexes mystiques sommeillant dans la poussière, mais cette fois de manière implicite, toujours en filigrane de l'œuvre, car il faut prendre soin de ne jamais éveiller les soupçons, l'art étant athée ; de révéler que le culte de l'argent repose sur un consensus général, quand au contraire les dieux persistent sans considération pour les incrédules.
Si cette forme de suggestion est possible, c'est du fait de la préservation d'un désir unanime de devenir riche ou célèbre, soi-même. À partir du moment où ce désir tend à s'imposer dans la société, comme c'est le cas d'une société ultralibérale où l'endoctrinement est intense, il peut difficilement y a avoir encore des artistes reconnus au-delà du cercle détenant les moyens exclusifs de produire de l'art officiel, soit, loin des dispositivistes. Devenir l'un d'eux, c'est devenir non plus talentueux, car le talent est une valeur que la mystique du coût de revient est parvenue à confisquer, mais directement « génial », c'est à dire de s'être fait léguer l'extraordinaire pouvoir de financer un dispositif permettant la transformation instantanée des formes quelconques en objets d'art. Toujours dans cette logique de l'appréciation quantitative de l'art, et pour vérifier la véracité de cette notion dans les faits, on constate bien qu'à l'époque actuelle, la maturité d'un artiste, et son succès conjointement, se constatent eu égards aux moyens toujours plus importants dont il bénéficie. La carrière de l'artiste évolue en démultipliant de façon homothétique un objet, un style, un propos, eux, restés pratiquement inchangés. L'épanouissement est recherché dans l'ordre du quantitatif. Ce n'est pas, être mieux capable que les autres qui compte, mais être capable de faire visiblement plus, ce qui nécessite des moyens pour ce faire. L'art officiel a donc opéré une révolution complète et sidérante. À partir d'un postulat de l'art conceptuel qui semblait vouer les élites à l'ouverture démocratique de l'art, non pas vraiment selon un critère social, mais surtout de savoir-faire, ouvrant théoriquement le marché de l'art aux enfants de quatre ans, elle parvient à refermer ironiquement cette parenthèse de laxisme pour en ouvrir une autre, inversement excessive, où l'inégalitarisme se fait la règle communément et intensément désirée par tous les protagonistes du art game, que ce soit l'artiste, le galeriste, l'acheteur, le curateur, le critique, le public : tous, tout à coup, s'accordent merveilleusement à penser que le mérite doit être banni et remplacé par le talent capitalistique d'agir. L'appartenance au cercle ploutocratique des faiseurs d'art officiel ne nécessite plus qu'un profil managérial correspondant au poste qu'ils occuperont dans la grande entreprise qu'est devenu l'art contemporain...

L'argent fascinant achète jusqu'à l'attention du spectateur cultivé. Malgré une connaissance infinie en la matière, sa capacité critique est réduite à néant ; par la persistance d'une seule loi érigée par un saltimbanque, jadis : tout peut être de l'art.
Aujourd'hui, sans argent, il n'y a plus d'art. Il n'y a plus que de l'expression individuelle nullement quantifiable, et nullement vouée à l'être, et indigne d'intérêt, puisque domine le principe socialiste, évidemment d'une mauvaise foi absolue, que tout individu se vaut.
Quand il se balade à travers les grandes salles solennelles d'un musée de renom, ce n'est pas l'objet d'art ou la signification qui sautent aux yeux du visiteur amateur d'art. Nous le savons. L'exposition commence dès que sa personne, si seulement elle est conditionnée à cette gymnastique de la coquetterie bizarroïde, s'atrophie du seul fait d'entrer dans un sanctuaire où les objets n'ont pas le prix qu'on leur accorde dans le monde « extérieur ». Au fond, le visiteur vient seulement s'assurer que l'argent exerce correctement sa capacité d'attribution de valeurs aux choses, et l'attribution d'une valeur artistique surpasse toutes les autres, elle démontre la quintessence du pouvoir de l'argent, pouvoir qu'il convoite par ailleurs, dans le domaine d'activité rationnel qui est le sien. Il s'identifie à ce pouvoir qu'il pratique à son échelle d'homme temporairement normal. Exactement comme l'obscurité soudaine d'une salle de cinéma isole son entendement, et connecte le temps du film ses propres désirs à des mannes fictives de satisfaction (qui s'élargissent beaucoup plus vite qu'elles ne contentent). Il contemple sans les voir, les objets et les associations les plus insignifiantes se transformer sous ses yeux en amulettes précieuses. L'objet d'art met en scène l'Art. L'objet principal sert de mise en scène. Il sert à alimenter la foi contemporaine dans l'art, et le marché inaccessible qui tout entier dépend d'une illumination populaire. C'est là tout le paradoxe du concept art, et du mensonge qu'il transporte tout du long de son histoire, en se prétendant un art libérateur et démocratique. Son ambition originelle s'est renversée. La révolution roule en sens inverse.


Un vice inhérent au culte du coût de revient


Penser n'est pas un art, même si l'art résulte toujours d'une pensée. La différence de valeur artistique entre deux idées « plastifiées » ne peut donc se faire que par comparaison de leurs coûts de revient respectifs. Le crâne en diamants de Damien Hirst illustre au mieux notre propos. Et c'est bien là le destin tragique de l'art initié par Duchamp, dans la mesure où il se définit pour ses héritiers abusés comme l'art démocratique par excellence, encore aujourd'hui. En définitive, le crâne de Hirst, For the Love of God, s'il garantit effectivement une forme d'inaccessibilité à l'art, par la seule porte blindée de l'impossibilité financière, le fait que cette aura repose essentiellement sur son coût, porte aussi l'inconvénient de laisser libre cours à d'autres évocations moins reluisantes, comme par exemple le nombre de SNICKERS contre lequel ce crâne endiamanté pourrait être échangé, puisque sa valeur repose principalement sur sa seule valeur financière, et qu'il n'y a que du vide entre les deux étapes qui la maintiennent socialement précieuse, celle de son coût et de son prix de vente, cent millions de dollars, soit en d'autres termes 25 380 710 sachets de 6 barres chocolatées sur Walmart.com, le 10 janvier 2013... Ceci étant dit, le dirigeant des usines Snickers pourrait très bien se prétendre l'auteur d'une œuvre pas beaucoup moins conséquente artistiquement que celle de Hirst. Ou encore, puisque les concepts sont prétendument des œuvres, je pourrais moi-même me revendiquer du génie tragi-comique de Hirst, pour avoir seulement pensé ce concept. Ce ne sera jamais le cas, et nous savons pourquoi. Nous voyons très bien désormais où se situe la seule frontière de valeur qui sépare une œuvre profane d'une œuvre dite fine. Une œuvre d'art contemporain n'existe pas sans un dispositif qui la rend éligible. Et ce dispositif pour susciter l'engouement, doit forcément être coûteux à réaliser, avant tout... « La pièce doit sentir le fric », dans la mesure où il ne reste plus que ça qui puisse départager les hommes...


L'oriental structurel


Personnellement, j'ai toujours cherché à éviter l'approche conceptuelle préalable, mais pour de tout autres raisons. Par intuition méditerranéenne d'une part ; parce que cette culture relève encore beaucoup de l'art islamique qui, prohibant aux hommes une reproduction trop directe du monde, soucieux de leur éviter qu'ils ne tombent dans le piège de la figuration, à laquelle l'imitateur, insoucieux rival de la Nature, s'expose forcément, au vu de l'innombrable foule de détails qui composent un seul de ses fruits, contraint l'artiste à canaliser cette tentation dans un art ascétique de l'abstraction, extrêmement sophistiqué et frustrant, et qui finit alors toujours par exploser à l'intérieur, laissant l'âme dans un brasier de pulsations très similaires à celles divines ou encore reçues de la musique lorsqu'elle est intense.
Ce type de tempérament ne s'enferme pas sur le rail prévisible du fétichisme conceptuel. Un concept unique n'a guère plus de portée qu'un monochrome. Les concepts servent un discours du monde ; on enferme pas un discours dans un concept, à moins de n'être que fétichiste conceptuel ou expert en relations publiques. Celui qui hésita entre une carrière d'humoriste et de peintre, ne trancha jamais véritablement entre les deux, et le concept art, dont il demeure à mes yeux le père admirable, s'il est la moitié d'une farce monumentale, a contribué à dévier le monde moderne de son euphorie intellectuelle en substituant celle-ci à une liberté matérielle de créer, une liberté matérielle qui ne pourrait jamais satisfaire assez des cérébraux joyeux, quelque soit cette tentative de matérialisme exacerbé que nous traversons et qui cherche à nous renier, danseurs mystiques et spirituels. L'artiste actuel malgré sa panoplie de scientifique est égal à un sot, honoré de s'être vu confié le pouvoir illusoire de faire de toute chose insignifiante une œuvre d'art, en échange de cette force qu'il aurait pu posséder d'arborer le monde au centre d'un collier illimité de concepts.


Vers la fin de l'histoire de l'art ?


Pour revenir à la question de l'ère numérique, mon hypothèse est celle-ci : il n'y aura plus de livre d'histoire de l'art, tout simplement... La critique le pressentait depuis longtemps, et bien avant qu'internet n'explose. C'est la fin de l'histoire de l'art telle qu'ils se la figurent, comme critique typique de la fin du XXe siècle, aimant mettre en valeur un récit mouvementé de l'art, ponctué de « chocs », de ruptures, de transgressions, très conformément au Complexe d'Orphée de Michéa. Cette conception prenait véritablement son envol à partir de l'après-guerre, dans un contexte de guerre froide où le Département d'État américain, à travers la CIA s'emparait de l'art moderne comme moyen de présenter l'Ouest comme le monde libre, lier à tout jamais liberté et modernité, et diaboliser tous leurs adversaires. Le motif de l'artiste devenait celui d'apporter devant ses paires la démonstration que sa liberté surpasse celle des autres, des prédécesseurs à assassiner au sens freudien. La culture occidentale, à partir de ce moment-là, devenait véritablement obnubilée par le style et le défaut, sans se douter qu'elle s'enfermait dedans jusqu'à en oublier qu'ils constituent des surfaces, une démarche qui rend l'individu toujours plus futile, creux, à mesure qu'il alimente en illusions, d'un effet de trompe-l'âme, la société de consommation, dont la consommation culturelle n'est qu'un segment plus huppé.

En définitive, l'idéologie de la liberté, comme carburant productif, comme volonté artistique commune, ne pouvait mener qu'à cette grande confusion qu'est l'art démocratique du concept art à l'ère numérique, celui dont l'art dit « fin », des institutions, des musées, et des galeries branchées, s'excluait, d'abord par snobisme, puis en s'agrippant miraculeusement à la branche de l'argent divinisé, au culte du pouvoir pyramidal évoqué à l'insu de tous ses protagonistes.

Ce bazar dématérialisé ne sera jamais plus trié. En quelque sorte, cet universalisme de la création porte en lui l'inutilité d'une telle dissection. On ne saurait presque rien trouver qu'on ne devine d'avance dans ces entrailles grisantes qui font l'œuvre pour l'œuvre. Il n'y a plus là les clefs qui promettent un nouvel espace. Chacun semble désormais vagabonder dans ce paradigme qui ne s'étend jamais pour un autre but que celui d'être reconnu, à devoir hurler toujours plus fort que les autres, comme le feraient les damnés d'un enfer implorant chacun l'espoir d'être libéré en premier. Dans cet enfer, il n'y a plus ni règle, ni orientation. Il faut seulement se montrer extrêmement attentif aux aspirations en vogue : escalader, comme partout ailleurs de l'Entreprise.

Aucune transformation radicale de l'art ne se produit sans une transformation philosophique profonde de la société au préalable, ou dans une moindre mesure, sans une nouvelle idéologie pour inspirer l'ensemble du corps artistique. Tant que l'idéologie motivant l'art actuel sera, unanimement, l'irréalisme libéral via la dérégulation totale des pulsions et des orientations, le contour complet de la production occidentale restera ce qu'il paraît à l'oriental structurel : formé d'écailles ébouriffées sur toute sa surface, impensable autrement qu'ainsi, impensable, aussi fascinant que menaçant par sa difformité, déprimant au sens presque médical du terme ; jouant, au lieu de le séduire, à narguer le reste du monde, voire toute altérité traditionnelle qui survit péniblement sous sa poitrine discriminatoire, asphyxiant plutôt que cherchant à la rendre fière l'énorme communauté qu'il habille sur dé-mesure...

Image de gauche, photographie originale de Steve McCurry / Image de droite, reproduction 3D

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l'image figée de la fin


En attendant un changement, souhaitable ou pas, mais la question n'est pas là, les artistes poursuivront ad vitam aeternam de produire dans le sens d'une des multiples filiations apparues progressivement au cours de l'histoire de l'art. Ces verrous (au sens littéral du terme si on les compare à l'installation posthume de Duchamp, Étant donnés, qui annonçait la tournure que prendrait les beaux arts à travers un verrou d'anticipation exprimé sous forme de brèches sur une porte en bois moisi et visant à décrier le présent comme de fait vétuste, et à le condamner par la suite au blâme constant qui définit la mentalité d'avant-garde) sont détachés du roman artistique découpé en chapitres, pour servir de points de départs à des filiations désormais indépendantes, et qui se poursuivront ainsi, en se dévitalisant de tout raisonnement, et en ramifiant toujours plus cette histoire de l'art future ne servant plus que de starting block attendant que se jettent de nouvelles godasses sponsorisées sur la piste inénarrable qu'elle est devenue. Ce, peut-être, jusqu'à ce qu'un bouleversement philosophique ou politique d'envergure survienne, et fasse de nouveau confluer cette multitude de divergences individuelles en une trajectoire solidaire, et survenant comme une forme de réconciliation.

Dernière installation de Marcel Duchamp
Étant donnés : 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage...


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Plutôt que de dire qu'il n'y a plus d'artistes, ce qui me paraît trop injuste pour être écrit, du fait incontestable que les artistes d'aujourd'hui, qu'on apprécie ou pas leur travail, arrivent par milliers à surpasser le niveau technique de leurs maîtres historiques, il est préférable de dire que l'art, à l'ère numérique post-démocratique, a simplement changé de signification, et celle de l'artiste avec. C'est cette signification qu'il convient de déterminer. Rappelons d'ailleurs que la notion d'artiste, sa renommée n'a pas toujours été celle qu'on lui accorde aujourd'hui. C'est au cours du XIXe siècle que son image sociale est finalisée. À cette époque, l'histoire même de l'art, l'évolution artistique, se conçoit comme la trajectoire rétroactivement déterminée à ce qu'il est, livré à lui-même. L'histoire entière de l'art est devenu un mythe forgé dans la croyance toujours plus invincible qu'il visait depuis le début son émancipation. Le but étant atteint, l'artiste se retrouve dépossédé de direction, et donc de motivation ; l'absence de sens se retrouve partout, il ne fait face qu'en lui jetant quelques facéties peu convaincantes. Le malaise est là, tout à fait palpable.
L'art ne fait alors plus seulement se superposer à l'artisanat. Il se réinvente comme fonction en soi. Ce vernis indescriptible qui fait l'art se décolle de l'objet qu'il recouvrait jusqu'à alors de ses charmes particuliers pour s'envoler et laisser libre cours à toutes ses fantaisies. La formule se suffisant à lui-même, et se vendant comme telle, l'artiste substitue peu à peu l'objet à un discours, comme un pichet vide promettant contenir une liqueur ineffable, inépuisablement rafraîchissante... C'est la plastification du concept, l'art « totémique » conceptuel.
Au bout de millénaires à illustrer l'épopée religieuse, l'artiste est imprégné de mysticisme. Alors, au moment où la défaite politique du clergé est confirmée par la célèbre maxime de Nietzsche, il reçoit toute la métaphysique en héritage, comme une fortune immense qu'un vieux magnat aurait laissé à son serviteur loyal, quand sa propre famille l'a depuis longtemps délaissé dans sa débâcle...

À défaut, Dieu s'est comme assoupi sur l'épaule d'un artiste...

Puis, d'inédits héros surviendront

Si l'on peut dire que les artistes ont été durant les deux derniers siècles les sorciers, les chamans mondains d'une société ne croyant plus en Dieu, tout laisse penser qu'à leur tour, leur heure a sonné. Ce phénomène était inévitable puisque dans l'histoire des activités humaines tout prestige de rang a une fin ; les corps sociaux les plus enthousiasmants ternissent sans s'éteindre, laissant à leur place une clarté nouvelle étinceler la parure d'un autre. Si l'on se retourne vers le passé le plus lointain, on en distingue deux qui furent marquants, qui, avant celui des artistes, passèrent lentement de la gloire à la banalité. Les guerriers, tout d'abord, respectés au point de se voir confier les gouvernances, puis par la suite, les religieux, au point d'acquérir l'ascendant spirituel sur ce qu'il s'avéra manquer à leur force et à leur pragmatisme, puis le philosophe pour avoir démystifié leurs prétentions. L'artiste n'a jamais atteint des offices aussi assumés, mais son influence fut considérable sur des pans nouveaux de l'esprit qu'il investissait, comme par exemple celui de la sensibilité de groupe. C'est précisément cette relation d'ascendant spécial (ni pragmatique, ni spirituel, ni intellectuel, mais syncrétisé sous forme fantasmagorique) dont « l'adepte » finit par se lasser. Dans sa quête absolue de liberté, l'artiste-meneur, cet aventurier qui promettait d'alimenter infiniment la terre de données extraordinaires, a fini par semer le monde qui l'appuyait. Le lien avec son public est rompu sous le poids d'un déséquilibre des ambitions. L'audace d'un groupe humain ne pouvant jamais égaler celle du héros solitaire, dont la masse des responsabilités est toujours allégée par l'indépendance. Son public le laisse continuer seul son ascension vers le sommet de son principe, disparaître peu à peu dans la brume qui peuple les hauteurs... Au fond, ils comprennent qu'il n'y a de place là-haut que pour son drapeau à lui...
Dans l'esprit des gens modestes, l'artiste est redevenu ce qu'il est longtemps parvenu à dissimuler, un être rembourré d'orgueil, feignant de désir que la foule l'imite, mais qui en réalité, à mesure que celle-ci le rattrape, usera du moyen qu'il faut pour se maintenir au-dessus. Il est un prince beaucoup plus lâche.
Le charme est rompu, une fois de plus, entre l'orgueil secret et le reste du monde. Après le roi, le pape, et le philosophe des Lumières, le « génie » est réexpédié aux mains ternes du quotidien. Qui le remplacera ? Le développeur, ou encore le hacker, celui qui détient un savoir-faire informatique qui dépasse l'entendement. Son autorité n'est pas surfaite, ni le fruit d'un autoplébiscite. Dépourvu des symptômes du surnaturel et de l'absolu, il fascine, et bénéficie d'une aura d'autant plus forte qu'il justifie ses prouesses par un idéal. Il ose même réanimer les utopies les plus désuètes, et cela fonctionne, pour la simple raison qu'il navigue très effectivement au-dessus de la foule : la foule des ordinateurs de familles, d'entreprises, de banques, et d'États... L'investissement sacral dans cette figure est donc légitime, et alors il est probable qu'il occupe à l'avenir tous ces trônes qui se vident à vive allure. Au sommet, il n'y a la place que pour un seul, l'artiste est au courant. Il lui cédera sa place sans broncher, redescendant du podium qu'il prend toujours pour une montagne.
On reconnaît là un phénomène qui permet la transition d'un règne vers un autre. C'est la discipline qui délivre d'une illusion qui crée l'admiration unanime. De même que le libérateur se fait, s'il le désire, oppresseur. En l'appliquant aux trois grandes figures triomphales, du guerrier, du sorcier et du savant, on constate que ce principe fonctionne encore. Le guerrier voit la toute puissance politique de la violence défaite par l'existence d'une force qui lui est supérieure, celle surnaturelle du divin, et à travers les sorciers, les prophètes, les prêtres, ou ce que l'on veut d'autre. Ensuite, ceux-là sont démystifiés par la science et les philosophes qui se réclament d'elle, et enfin les artistes qui se réclament de tout et rien à la fois, chose rendue possible du fait d'un transport civilisationnel progressif dans la dimension de la représentation symbolique, des désirs, des fantasmes, de nos jours, reconduit, par le corps des développeurs informatiques, en monde des possibilités semi-virtuelles, où les rêveries artistiques deviennent faussement palpables (manipulables) dans le cadre de l'interactivité. Le glissement successif de la capacité humaine d'un champ à un autre introduit une métamorphose de la subordination « morale », et par conséquent un nouveau thème social de subordination. Dans le cadre de la transition entre l'art et le numérique, l'artiste, à son insu, subordonne son ascendant social au numérique, il se destitue lui-même, ignorant qu'au lieu de se confondre avec le numérique, ce dernier dévitalise son pouvoir. Concrètement, il l'a disséminé partout et distribué à tous. Ce n'est pas tant Duchamp qui voulut démocratiser l'art, (au contraire, Duchamp pressent dans le déploiement des forces intellectuelles, un recours ultime, un moyen rusé d'échapper à l'infantilisation culturelle au début du siècle où il opère), mais l'apparition et le développement des logiciels de création qui automatisent exponentiellement ce qu'on appelait religieusement le talent. Et c'est bien là l'œuvre des développeurs. Mais peu lui importe, car ce putsch, d'une nature très différente du putsch politique, est de toute façon irrésistible. Il jubile dans la défaite, ou plutôt, il donne de quoi subsister à son art, quoique cette nourriture étrange empoisonne son système. En effet, ce n'est que pour cette fois que le crépuscule est retardé. L'ascendant se porte désormais sur cette génération de guides qui mène la troupe universalisée par internet vers un énième espace. Il s'agit encore d'une caverne de Platon, mais celle-ci est forte d'avoir rompu les illusions précédentes de l'art, forte d'anticiper l'implosion à laquelle tout pouvoir est prédestiné, et forte de promettre, à la place, un champ plus pertinent, un réservoir à nouveau plein du potentiel humain. L'invitation fatale ne peut pas être déclinée, et les architectes de cette caverne ne peuvent pas ne pas être maîtres en ces lieux ; pas tant que leur langage nous apparaît véritablement obscur...


Du poétique au lyrisme petit-bourgeois, de l'art au design ;
L'accouplement avec la marchandise...

Conclusion

À la fin, l'art réalise que le code ne suffisait pas à maintenir la fascination. Encore fallait-il que son déchiffrage relève d'un vrai privilège. Ce n'est plus le cas. Son prestige n'est que financier, et seul un restant de pudeur parvient à masquer ce petit arrangement passé avec l'occultisme. L'art ne disparaît pas pour autant complètement. Comme le dit clairement Yves Michaud, il est désormais « à l'état gazeux ». On peut dire aussi qu'il est devenu une notion, une caractéristique en toute chose, assez « gazeux » pour s'insérer partout. De même que dans la grande distribution il y a des marchandises plus rassurantes que d'autres parce qu'elles sont labellisées « produit biologique », « produit du terroir », ou encore « produit fait maison », certains objets comportent désormais une part d'artisticité plus ou moins forte qui ajoute à leur attrait, une sorte de valeur sentimentale distribuée en série. C'est la fameuse posture du design, résultante d'une addition du fonctionnalisme industriel et d'une « poésie » aseptisée pour n'être plus que du lyrisme petit-bourgeois, et dans lequel l'art « totémique » conceptuel des galeries et musées vient peu à peu se confondre, flirter avec, en attendant une disparition définitive dans la fusion.

Ironiquement la marchandise à triomphé de l'œuvre qui la prenait pour thème avec un certain dédain qu'on prête au pop art, et à la figure emblématique de Warhol.
Aujourd'hui, l'œuvre n'est que si elle est une marchandise, et la marchandise n'en est une que si elle avance les caractéristiques d'une œuvre.





L'art existera-t-il encore ?

C'est justement parce qu'il est devenu stérile que le débat s'ouvre à l'infini...






Romain Courtois, 31 Janvier 2013

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