De l'irréalisme libéral comme mouvement artistique contemporain général

Une société communique avec l'inconscient collectif par des stomates d'où les émanations artistiques s'échappent, en priant de celles-ci qu'elles la parent d'une certaine cohérence esthétique ; ce que l'hémisphère droit retiendrait d'elle, et qui ferait en quelque sorte le vêtement de sa culture à une époque donnée. Celle dans laquelle je vis, il n'est plus possible d'y poser un pied sans devoir enjamber une « création », ces créations devenues innombrables, qui encombrent souvent pour si peu, et sans jamais de lien positif avec ce qui les entoure déjà, comme il se doit d'une brique qui s'inviterait entre deux autres, en vue d'une construction grandiose et destinée à coiffer toutes les âmes d'une cathédrale civilisationnelle.
Aujourd'hui, tout est « création », en autant de disparités, création partout et nulle part à la fois ; à l'image du monde, à l'image du décès de la solidarité et de l'amour, des individus, des artistes quelconques, quoique furieusement imbus d'eux-mêmes, dressés contre la petite œuvre d'un autre, lui-même convaincu follement de l'impériosité de sa vision, vision en réaction à la précédente, immédiatement pulvérisée par la suivante, mais jamais qui ne saurait transcender ou seulement défier cette totalité chaotique, au fond navrante et infernale rivalité généralisée.
Tout est « design », vaste carnaval américain, tristement constant depuis cinquante ans, qui ne représente aucune idée de la société, pas même n'en formule sa critique, une sincèrement difficile — un coup brutal qui serait porté de l'extérieur par une arme redoutable quand tenue par au moins cent poignets, et qui n'a trouvé dans sa course en avant que le chemin catastrophique du toujours pire, du mépris et de la flagellation. L'union, cela semble désormais lointain et impossible, comme si, un projet qu'on n'avait pas su voir venir, finissait bientôt de nous diviser. Et à force de célébrer chacun ses propres chimères, à extraire de soi comme d'une carrière de tous les travers, le moindre signe de singularité rentable, qui au fond ne diffèrent pas tellement de celles du voisin, même quand il se trouve à l'autre bout du globe, n'a-t-on pas fini par peindre la fresque ahurissante d'un capharnaüm, tellement brassé qu'il en est devenu homogène, un « style », un cauchemar aux milliers de référentiels communs, et dont la ressource semble s'épuiser ?

Le drame, celui qui met l'homme d'aujourd'hui dans cette position légèrement lamentable, c'est qu'il conçoit de manière frénétique, sans plus pouvoir s'en empêcher, des moyens de production, des moyens techniques, des technologies innovantes, encore et encore, mais qui surpassent en les rendant risibles les misérables destinations qu'il en fait. Encouragé à l'être par ce qu'il appelle avec cette fascination à peine dissimulée, « le Marché », il s'enfonce dans ce cercle vicieux, ne semblant plus pouvoir se passer de construire ces machines à ridiculiser ses utilisateurs, en les poussant lâchement dans un bassin d'options étourdissantes, sans qu'ils ne s'en rendent compte ; à arborer son impuissance grandissante, puisqu'il la provoque lui-même, à exhiber fièrement sa petitesse au milieu d'appareils arrogants, et dont les fruits loin de réparer de légers inconvénients, font extraordinairement bourgeonner des malaises inédits, au sommet desquels fait éruption la fumante démoralisation.

Revenons à l'Art. Ou plutôt, revenons aux artistes, puisque l'Art, nous avons dit qu'il n'y en a plus. Il faudrait des artisans consciencieux d'un projet, pourvus d'une vision attentive. L'artiste d'aujourd'hui est encouragé à faire l'inverse. En effet, l'art ne représente plus le monde, puisque le monde est une œuvre folle qui se fait sans lui, la toile étant livrée à la férocité d'une génération entière d'enfants capricieux.
Sur des feuilles volantes qu'on daigne lui confier, il se comporte en petit bonhomme ivre vivotant au jour le jour, pas lointain du saltimbanque qui rôde en prise avec les courants d'affaires quelconques ou en bagnard vulgaire sommé de briser des chefs d'œuvres et les temples en autant de cailloux qu'il sommeille en l'espèce humaine de petits désirs insignifiants, s'entendant appelé « digne », « beau », toujours gominé dans le sens du poil, tout du long qu'il frappe ce qu'il croit être à tort les vieux monuments de sa servitude. À mesure qu'il abat sa pioche, périclitent les couches de son enracinement à la terre conviviale, qui recouvraient en la protégeant jadis son moral, et celui de ses compagnons toujours plus insoupçonnés comme tels, à mesure qu'en chœur et dans l'insouciance, sont détruites ces anciennes structures conçues par-delà les individualités, justement, en de grands et confortables véhicules communs.
Il ne perçoit de la trajectoire du monde que les désirs immédiats qui surgissent en mourant comme des comètes filantes. C'est ce qu'il nous rapporte insatiablement ; des pulsions qui s'entrechoquent ou s'allient par un hasard très mince entre deux narcissismes identiques, mais ne mènent pas loin l'intelligence. On pourrait s'étonner, s'indigner même, quand on voit les prouesses formelles de certaines pièces. Prouesses d'ingéniosité, prouesses techniques, prouesses de raffinement qu'aucune époque n'a atteintes. Mais c'est le sujet qui fâche, le discours égoïste un peu pauvre, pâle réflexe de l'idéologie du désir immédiat. Au final, ce qui est produit, c'est toujours un symbole qui sonne creux, l'écho d'un slogan camouflé, un morceau de miroir dont on se serait efforcé de couvrir le reflet naturel par quelques traits caricaturaux d'un imaginaire consensuellement admis, et obsessionnellement transgressif. On dépose un énième bibelot sophistiqué à tel ou tel endroit encore vacant de la morne réalité, et basta, en attendant vivement autre chose de « plus frais » — en réalité « plus écœurant », mais qui aurait ce mérite de jurer un peu plus du reste... La place réelle, la vie, prend progressivement l'apparence d'un décorum de parc d'attractions, en un peu plus brutal. Au final, se démener pour quoi ? Pour voir son témoignage immédiatement jeté le long des tapis indéfiniment roulant d'une poignée d'amateurs d'arts, sur un blog ou Facebook ? La tristesse... Si le destin des tableaux de Van Gogh avait été de passer du jour au lendemain aux cartes postales souvenirs, il eût été mort démuni pour rien, et ad vitam æternam misérable...

Comment continuer de travailler dans ces conditions, sans un désir profond, qui mène justement là où tous les désirs d'un groupe sont censés se rejoindre ? Travailler honnêtement, c'est-à-dire intensément, sentimentalement, est de plus en plus difficile et de plus en plus risqué. Et d'autant plus que ces atmosphères frivoles, ce tourbillon de superficialité ne font qu'encourager l'apparition de nouvelles légions parasitaires qui augmentent encore le niveau général du péril artistique. Ce gigantesque bazar d'incohérences périssables et bigarrées, qui se voudrait l'orchestre de la liberté individuelle et de l'émancipation globalisée, la cacophonie malencontreuse qui en découle, n'est que la réaction et l'écho trop brusque du réalisme socialiste, et alors pourquoi pas un irréalisme libéral. Il s'essoufflera quand la lassitude, d'une part, mais surtout quand la prise de conscience de n'être au fond qu'un mouvement aléatoire, sous l'influence d'une doctrine économique elle-même aléatoire, s'imposera logiquement, remplacé par un socle philosophique un peu plus sain et un peu plus solide que cette vieille plaque instable que ce dernier parviendra à chasser de sous nos pieds en constant déséquilibre.

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L'idéologie est ce que tout art cherche à célébrer par le moyen de son illustration. En définissant quelle est l'idéologie qui domine une époque, on attribue enfin son discours général aux pratiques prétendument orphelines et spontanées de l'art, et notamment celui de cet art officiel que nous appelons irréalisme individualiste libéral comme mouvement artistique contemporain général. Il en est ainsi pour chacun des chapitres conséquents de l'histoire de l'art. Et il ne saurait y avoir de révolution artistique sérieuse perpétrée au sein d'un paradigme philosophico-politique qui s'obstine dans l'inconscient de l'artiste. Ces soi-disant révolutions quand elles se produisent à une époque idéologiquement donnée ne s'avèrent en réalité que des changements de mode, des révolutions graphiques sans incidence sur le consensus philosophico-politique généralement admis. La vision du monde est la même, l'idéologie rayonnante poursuit d'inspirer aux artistes officiels les œuvres qui la matérialisent, plastifie le discours politique dominant... De l'art, la mode est le vrai processus de transformation. Elle maintient son évolution sur le rail favorable de ses croyances fulgurantes ; nullement elle ne chercherait à les heurter, les remettre en question, comme elle s'en vante avec une indécence fâcheuse, puisqu'elle ignore, et c'est là une caractéristique particulière des régimes politiques post-modernes, d'où l'ordre émane, et alors même qu'elle est grassement mise à son service. Car en régénérant la forme sans toucher au module infranchissable, source de discours, elle promeut celui-ci infiniment et invisiblement, dissimulant les indices de son vieillissement derrière de « nouvelles jeunesses ».
Toute époque connaît des distorsions authentiques, accouche de monstres qui lui paraissent bafouer son discours — blasphémer — et la nôtre, pas moins que les autres, les maintient tous consciencieusement à l'écart. Il s'est ouvert un siècle des prétentions, où même les anarchistes ont leur service d'ordre. Et cela va de soi. Ce n'est qu'au moment où une croyance s'effondre, sur elle-même ou chassée par une nouvelle, au moment où l'accès au module central est retrouvé, que les indépendants d'hier sont dédiabolisés, leurs œuvres dédramatisées, si tout simplement elles n'étaient pas des prophéties (celle-ci, compte tenu de ce qui a été dit, sans rapport avec l'avant-garde qui ne consiste qu'au rôle de défricheur d'une troupe avançant en file indienne).

Les deux camarades d'une classe des beaux-arts discutent du travail d'un troisième qui vient de s'absenter. Celui qui parle le premier se revendique de « l'avant-garde ». Son interlocutrice, elle, est sans considération pour la « mode » :

— Il en est encore au style que j'avais l'année dernière.
— Et alors ? lui répond la fille. C'est pas une course, non ?...
— Si c'est pas une course, pourquoi on court tous dans le même sens ?...

Les révolutions artistiques du XXe siècle ne sont qu'une succession de modes, célébrée par les tenants d'une société et une toile de fond qui restent jusqu'à aujourd'hui la même, qui accéléra à mesure qu'un marché de la futilité insurrectionnelle se mettait solidement en place, et au cours duquel l'artiste rejouait chaque fois, de manière radicalement différente, le cérémonial parfaitement répétitif de l'émancipation ; l'émancipation sans autre but que l'action libératrice elle-même, comme la poupée russe est toujours plus petite à mesure qu'on retire ce qui la recouvre, la beauté du geste est menée jusqu'à l'abscons. Tous ceux qui aujourd'hui attendent, ou pire, s'imaginent produire une énième rupture de l'art moderne, restent le nez dedans sans se préoccuper des leviers de la conscience, en réalité s'impatientent seulement qu'une mode plus fraîche secoue leur lassitude d'agent culturel. Autrement dit, ils s'attendent à ce que l'idéologie revête de nouvelles couleurs et de nouvelles formes, ou encore, acquiert un nouveau savoir-faire, quand le costume resterait de toute manière réalisé dans un matériau parfaitement identique, et quand bien même celui-ci serait la cause de leur irritation, et plus globalement de la crise sociale culturelle occidentale.

Il faut avant tout admettre une chose : l'irréalisme individualiste libéral comme mouvement artistique général a conduit son dessein à merveille. Jamais plus qu'aujourd'hui un artiste ne pourrait illustrer avec autant d'habileté et de justice, soit de talent, les pulsions créatives ou nihilistes qui l'habitent ou le hantent. La crise n'est en aucun cas formelle, technique ou esthétique. Au contraire sur ces points, le monde occidental est extraordinairement en pointe, à la pointe du monde et de son histoire. Mais cette conquête triomphante des absolus individuels révèle dans sa fuite ce qu'elle a trop longtemps omis d'avouer : son destin commun. On mentirait de l'oublier, ou alors de croire qu'il n'existe plus, quand chaque seconde qui passe en allongeant l'histoire nous ramène au contraire. La conséquence de cette omission, ce que son idéologie éludait, pourrait, en s'accentuant, en persistant aveuglément sur cette voie de l'extrême, du fétiche égotiste, conclure à l'extinction pure et simple du trésor humain qu'elle a laborieusement acquis au cours des quelques derniers siècles ; un trésor intensément fade et qu'il convient d'illuminer.
Si nous avons dit antérieurement que l'irréalisme libéral désignait l'anti-réalisme socialiste, art institutionnel de l'ex-URSS, avec ce que cette simple désignation induisait comme orientation du discours artistique, nous ne disions pas encore quel trouble imperceptible envahissait la société artistique, à travers cette forme de culture pseudo-volontaire. En anéantissant toute dimension, toute volonté collective, au discours artistique, en abolissant le compromis des principes déontologiques, en recherchant l'indépendance suprême, et en encourageant inlassablement les manifestations de celle-ci jusqu'à la caricature monstrueuse ou l'indifférence mortifère, en pensant pouvoir indéfiniment conquérir le public sans toucher son cœur, par le moyen malhonnête et aberrant de l'autorité ou de l'intimidation, en reniant indéfiniment l'appartenance à un groupe, à une langue, à un territoire, à une filiation profonde, assez profonde pour trouver la strate qui relie tous les cœurs à une œuvre, en écoutant seulement ses propres désirs, l'artiste vrai tue son désir primordial tout en niant en souffrir, celui de plaire sans chercher à plaire ; de faire de son art un métier, sans chercher pour autant « un emploi ». L'artiste français du futur devra visiter son ambition beaucoup plus profondément que ce que son époque, son école, son entourage asphyxié par le snobisme, lui soufflera de fausses évidences. Il devra se reconnecter au village national, alléger quelque peu son orgueil sous peine de laisser une fois de plus cette manne qui lui est vitale aux mains des démagogues, des intérêts pouilleux, et des investisseurs qui volent alors sa place d'artiste. Il devra leur reprendre cette terre que ses ancêtres modernes auront offert à ces truands qui méprisent et feignent d'aimer l'art, quand l'artiste de nature, lui, passe pour un faux ou un bras cassé du marché libre. Il devra remettre cette « part de marché » coincée dans un diagramme au sable des exutoires qui ne soit pas plus celui d'arènes inhumaines ; tout cela sans maudire ses aînés pour autant, puisque leur lègue, quelque part ailleurs, est toujours magistral. La performance individualiste que le libéralisme artistique encourage est incompatible avec la réussite et l'intégration sociale. La subordination totale aux intérêts du groupe, elle, mène à une frustration seulement d'un autre genre, et équivalente en intensité malheureuse. Un juste milieu serait souhaitable, serait salutaire, mais il est inconcevable sans un désir collectif véritablement ressenti par l'artiste, un désir encré dans son sang au point de le faire assez bouillir, et ainsi faire danser tous ses membres ; sans l'énergie fraternelle de l'amour pour transpercer son pinceau. C'est la raison du refus catégorique ou de la réticence à plaire au grand nombre : la transcendance est feinte, elle ment, ne monte que vers des illusions, et alors, quand la société apparaît dans son ensemble, la vue est encore pathétique.

Aujourd'hui, l'artiste qui n'a plus tellement foi en cette liberté est suspecté. Il est suspect de ne pas jouir cracher sur sa chaussure ou de vouloir « les tuer tous »... La liberté totale comme la fortune considérable n'obsèdent que ceux qui n'y parviendront jamais. Ils refuseront évidemment de découvrir que tous deux sont vides. La liberté n'est belle que là où elle est menacée. La fortune, elle, se laisse volontiers mourir. Ils forment un couple qui danse pour le plaisir des crétins qui passent une vie à les admirer.

Habituellement, l'avant-gardiste évacue sans trop de peine le brouillard qui cogne sa vision. Excepté que cette fois, le brouillard ne dissimule rien. Il continue sa percée malgré tout, car la troupe derrière l'y pousse, irrépressiblement, lui qui croyait les guider tous... Il continue un moment de fendre l'air en mimant l'effort, l'anxiété, le feuillage, l'humidité qui voltigent, mais il ne tolérera plus très longtemps que son enthousiasme soit dépensé à des gymnastiques factices. Il faudra dire la vérité tôt ou tard, ou se retourner vers le groupe et le massacrer : choisir entre une mort qui ne dit pas son nom et le cynisme...

Il retourne demander des comptes à son maître, celui qui le forma à la peinture :

— Ma mémoire est revenue entièrement, pour votre plus grand tort. Je me souviens être entré ici avec une ligne claire. Vous l'avez brisé sans devoir préciser pourquoi elle était déplorable. En effet, l'explication était perchée dans l'air, et j'ai fini par saisir la recette du succès tout seul, à force de mijoter parmi les autres élèves et dans vos opinions. J'ai fini par triompher en donnant un genre de sincérité à ma ligne, une sincérité préconçue... En la faisant sciemment vibrer, en m'efforçant de relâcher l'attention, j'encourageai les chances d'un accident, et vous étiez satisfaits car c'était là des signes sans lesquels je n'étais pas à vos yeux assez humain... Lamentables professeurs, vous enseignez toujours l'idéologie !
— Tu nous accuses d'avoir cru à ta bonne foi, d'avoir été confondu par tes talents d'acteur ?
— J'accuse l'époque entière de jouer la comédie. Je n'ai jamais été dupe de mes propres affaires, vous manquiez seulement de recul pour percevoir la satire à laquelle je me livrais par résistance. C'était ça ou mourir. J'ai choisi de vivre, sans trop réfléchir, sans imaginer que je survivais jusqu'à cette heure. Après m'être trop longtemps condamné à l'errance, le temps est venu de me retourner vers vous, pour vous juger.
— Nous juger de quoi ? Quand ton ingratitude, à elle seule, rivalise avec la pire sanction ? Ta liberté est infinie. C'est un rêve vieux de deux siècles qui s'accomplit, et toi tu voudrais me le reprocher ? C'est absurde, on croit rêver !... à mon époque je n'avais pas le quart de tes droits. Tous les oppresseurs ont été éliminés, et tu oserais te rabattre sur tes libérateurs ? C'est scandaleux !... Tu fais absolument ce que tu veux, de quoi te plains-tu ? Retourne jouer avec tes camarades. Ne me casse pas la tête ! La révolution permanente est finie, profite donc !
— Mais je ne cherche pas à profiter ! Quel intérêt ? Nous formons une civilisation : plus que jamais, nous construisons, nous ne profitons presque pas ! J'ai besoin de justifier mes actes. L'expression aliène autant que l'oppression. N'y a-t-il vraiment aucun autre projet ? L'art est-il dépourvu de réelle fonction ? Je n'ai que faire d'être l'animateur d'une cour de récréation.
— L'homme est au centre, il est une source d'inspiration et d'expérimentation inépuisable... C'est une chance pour l'art ; L'homme est incroyable.
— Vous pensez vraiment ce que vous dîtes ?...
— L'humanité s'amuse, elle joue à tout, tout simplement. Il n'y a que très peu de sens à tout cela, j'en conviens. Nous nous amusons, nous nous amusons à amuser les autres, à les impressionner, à les faire rire ou les surprendre, à battre des records, animer des fêtes grotesques que les lettres travestiront aussitôt en soucieuses cérémonies. La culture est un divertissement, et surtout quand elle s'amuse à railler celui des gens modestes. La beauté est un jeu, oui. Un métier parfois. Pourquoi pas ? La beauté sert bien d'âme aux mondaines. Les jeux les plus raffinés ornent les plus prestigieuses demeures. Voilà, ça ne va pas plus loin ; personne ne se casse la tête à part vous, c'est tout le principe du jeu. On se laisse aller à faire semblant et à prétendre, à jouer des rôles, et y croire à moitié ; ceux qui nous scrutent sont complices, de toute manière... Du moment qu'on parvient à faire oublier le vide, qu'en effet l'art n'est plus qu'un jeu de société, la représentation placide de ce qui fut à une époque la fierté du monde. Si vous êtes lucide, vous êtes bien seuls, car il y a de l'irréalisme libéral partout où la liberté s'avachit. L'opium du peuple, désormais nous le fumons. C'est la grande nouveauté. On se gargarise de nos effets.
— Désolé, moi j'ai la foi.
— Rien ne vous empêche alors de construire une cathédrale à la gloire d'une sainte, réaliste de mysticisme dans le moindre détail, jusqu'à la pierre noircie d'indifférence moderne... Vous pouvez même tapisser l'intérieur de souvenirs sacrés, si vous voulez. Et de ressentiment. Vous êtes libres, vous dis-je !