La ville, ou le réseau social rompu


Combien de temps tiendra-t-il, l'homme qui aspire à la plénitude suprême, tandis qu'il réalise n'avoir, au bout du compte, comme trajectoire possible, seulement ce que les barbelés d'immeubles lui cèdent comme passages taciturnes. Que lui reste-t-il férocement à vivre lorsqu'il condamne ses membres privés de matière, et qui le démangent naturellement d'éclater en mille directions potentielles, au quadrillage hautain de rues et trottoirs ressassés et sans plus aucune surprise, si ce ne sont ses rêves artificiels de toute puissance cultivés dans un champ sombre de son esprit par l'effort des plus puissants que lui, et qui ne sont rêves envisageables qu'à un avenir toujours remis aux horizons trompeurs de l'espoir facile. C'est là le moyen qui le fait se taire et apparaître injustement patient, je crois.
Il plane désormais dans chaque grande ville, le même parfum d'une promesse à chacun non tenue. La promesse faite à celui qu'on a privé du réjouissant vertige d'errer, d'être physiquement au milieu de tous les nulle-part possibles que les grands espaces vierges seuls savaient lui offrir, de recevoir en échange un autre vertige, sans doute le plus souhaitable qui soit, c'est vrai, aux exigences de l'homme instruit, et qui est celui-ci, celui qui livre notre addiction au Monde à la brise rafraîchissante d'une version plus petite, celle de la proximité, du voisinage, du monde resserré pour s'aimer, se soutenir ou resplendir sur l'autre. Qu'en est-il vraiment ? L'échange n'a pas eu lieu, et dans la ville pourtant grouillante d'imaginations affectées, l'homme des villes est alors balloté, à défaut, de plaisir en plaisir maigre et instantanément assouvi, pour cette raison que ce genre de contrat, trop idéaliste, vient toujours à être gâché et reconduit en dispositions de vanités, plus résistantes, certes, mais usantes quand même.

Si l'élan de la parole ne se fait plus et se retient à tous les coins, pour autant la communication est loin d'avoir été abolie. Car elle est un besoin depuis toujours vital. Il suffit de voir comment la foule qui feint de s'ignorer tous les jours s'abandonne à corps perdu, c'est le cas de le dire, à la moindre raison de se socialiser, même « virtuellement ». La cohabitation réelle, ou, en ce sens, communication, disais-je, s'est seulement muée en un autre langage, une autre façon de communiquer. Un langage qui, s'il ne parvient jamais à estomper des besoins essentiels et intenses, car il ne s'en fait qu'un substitut fébrile, est en voie de devenir pourtant l'essence première de notre société, et quoique démoralisant, et parce que galvanisant à la fois. Entre deux points qu'un trajet sépare, qui est plus attentif qu'on exige de lui constate qu'il traverse de long en large une ville fourmillante de signaux aussi atones que furieux. L'attention intellectuelle d'un homme de base poursuit pleinement les femmes réduites à l'état de convoitise pour lui, et de mesure pour les autres femmes. La rue n'est plus qu'un marché où s'échangent les regards et les regardés, et autant dire alors, le prolongement vulgaire du « grand marché » à l'échelle existentielle.

Une espèce de complaisance triste, désabusée, ou teintée de cette conviction puissante dont la base malade mène toujours à l'hystérie, dure tout au long de démarches faussement désintéressées, mais qui en réalité motive entièrement tout ce monde qui ne se voudrait plus que beau et insaisissable pour plus faible que soi. L'attention, à un point extrême des désirs, rendue inépuisable par une lecture erronée d'Épicure, alimente à flots constants cette envie de l'autre, et l'immense industrie des apparences, perfidement bâtie sur ce dogme parvenu, ne tient, qu'on se le dise, qu'à un fil lancé par les yeux jetés sur ce que ces hommes pris au piège s'imaginent subsister d'encore majestueux sur terre : la femme idolâtrée. Le cœur de l'assemblée de toutes ces villes qui subjuguent, si l'on peut dire qu'il bat encore, bat au rythme des paupières écarquillées sur tout ce qui bouge en « stimulant » le désir sexuel ou le désir de reconnaissance, reliés tous deux, par ailleurs, à force d'amalgames. Le code culturel supplante la parole instinctive annihilée, le code comme seul échange est possible, désormais, entre habitants d'une même logique aveuglée et réduite aux bas instincts synthétisés. Et en définitive, le bilan se fait plus lourd chaque soir, à mesure qu'on n’emporte chez soi rien d'autre qu'une sensation envahissante d'avoir, à de trop nombreuses reprises, frôlé, une fois encore, la moindre des choses : le feu de bois social.