Avant cette histoire,
ce fut longtemps celle d'un homme qui désira seulement devenir
quelqu'un.
Non vraiment au sens
où le succès l'entend, avec ses honneurs durables, ou la jouissance
fragile que de belles femmes se penchent sur vous. Peu lui importait
tout ça, en fait. Je crois qu'il avait surtout cherché un statut
précis, à être reconnu dans un beau métier, un art pour lequel il
eut été perceptible par ce qu'il appelait, avec cette façon un peu
volontairement vertigineuse, tous. Un art pour lequel, lui-même,
aurait pu se contempler à souhait, à travers ces yeux gagnés. Il
comprit vite que ce ne serait jamais assez nourrissant, et abandonna
peu à peu. À ce jour, il ressentait cette mélancolie que la fierté
trop fine provoque chez celui qui, seul, est parvenu à s'échapper
d'Alcatraz. Au hasard de batailles anarchiques, de fouilles dans
toutes les directions, il était parvenu à user, lasser cette
volonté obsédée d'elle-même. Son caractère était tel qu'il
percevait cette victoire comme un deuil, et ne bougeait plus de son
siège. Réputé disparu, la société ne se doutait pas encore qu'il
s'était intégralement retrouvé.
ET LE RESTAURANT JAP'
Marot Couperin
Herbert était arrivé à l'opposée de son rêve, là où il ne reste plus qu'une mère pour y croire. Si le téléphone sonnait, c'était elle, ou au mieux son père. S'il le décrochait, c'était pour qu'on lui livre à manger, sans avoir à bouger ses fesses dehors. Il faisait un froid de canard, un hiver pas agréable du tout, des rues de Paris, au dernier étage d'un immeuble quelconque ; neuf, sauf à l'intérieur. Il aurait pu se passer de dîner, bien des fois, et surtout ce soir. Le frigidaire annonçait ses habituelles solitudes alimentaires : une grande bouteille jaune et des sandwichs. Il fallait que quelqu'un vienne, à tout prix. Le repas devait venir d'ailleurs. Ça suffit ! Il fallait qu'une âme inconnue et chargée de mystères lui apporte, et comme l'interlude de ceux-ci.
Parfois, une hésitation
trop longue le paralysait, et il s'effondrait de sommeil, l'estomac
vide, rêvant alors qu'il avait tout bêtement faim, et qu'il
remettait à plus tard de se servir dans ces buffets alléchants et
extraordinairement offerts, pour une raison d'orgueil stupide ou
d'économie typiquement onirique.
Comment était-on passé
des prostituées aux livreurs ? Le bruit de ses pas dans
l'escalier excitait un appétit de plus en plus social, contre un
moment fatalement court. Ce restaurant japonais formait dans sa tête
une combinaison un peu spéciale. Une voix féminine, toujours la
même, enregistrait sa commande, puis un livreur de la même race lui
remettait un joli sac légèrement ridicule, avant même qu'il ait le
temps de sonner. Beaucoup plus qu'une transaction sèche, se
produisait dans cette rencontre la reconstitution de milliers
d'heures amicales évanouies. Par accident, une pièce de vingt
centimes tombait en réveillant sur le parquet toutes ces communions
monstrueuses qui d'ordinaire éclatent en rire pur. Ce même
événement se répétait, se rapprochait en accélérant sa ruine
financière. Cette relation durait depuis plus de deux ans,
maintenant.
Herbert s'appliquait à
parler comme un client détaché, et avec d'autant plus d'excellence
que son intention déviait de la commune froideur des Parisiens
seulement intéressés de manger, et qu'il interprétait dans la voix
de cette fille qu'il imaginait jolie, quelque chose qui ressemblait à
de la réciprocité amoureuse. Son intonation n'était plus la même,
et contrairement à lui, elle ne savait pas retenir ce léger trouble
qui rend les proies vulnérables. Était-ce voulu ? Herbert
savait profiter des défenses qu'on relâche, et surtout celles des
femmes qui parlent mal le français. C'est bon, cette prudence,
pensait-il de sa part. « Il y a dans sa voix ces infimes
distorsions, le long desquelles navigue la mienne sans effort... »
En raccrochant, une poussée d'affection lui piquait les yeux :
la pitié se mêle d'amour, le rendant presque possible réellement...
Une demi-heure plus tard, le jeune livreur tape à la porte, puis
repart. Il ne se doute de rien... Herbert mange en vitesse, devant un
film américain peu consistant. Dès le générique de fin, il
appelle la fille, à nouveau — à partir de là, il y a
transgression — Elle allait le trouver louche. Il risquait la
dissolution sociale, d'être exilé de cette bulle à deux pôles...
Gentille, elle fit comme ne remarquant rien. Après tout, il était
dans son droit. Il pouvait très bien avoir faim deux fois de suite.
Pourquoi pas... « Je paye. » Sa voix trouvait, dans ces
moments les plus délicats, de belles courbes nettement plus enjouées
qu'en temps normal. Il tenait bon ; comme tout le monde, comme
la fille, aussi... et le livreur... qui arrive déjà ! Les
lampes dans l'allée se déclenchent et s'éteignent. « C'est
de la folie... » Je le tuerais, celui qui fait pareil.
Il a tiré si loin la
porte qu'il s'est cogné avec. La douleur est puissante. Le
Saint-Esprit recommande aux imbéciles de se punir eux-mêmes. En
général, ils s'exécutent... Il s'excuse de cette mauvaise
présentation, mais le livreur ne réagit pas. Il ne réagit jamais.
Herbert saigne des pieds à la tête. Il peut admirer ce type pour
n'avoir pas sourcillé. On reconnaît bien là l'étoffe d'un futur
camarade, pense-t-il. Il n'en pense pas plus. « Il n'a
absolument rien vu : ni souffrance, ni ridicule. » Un lien
commercial les sépare.
Dès qu'il parlait au
téléphone avec cette Japonaise, il s'imaginait en employé du
tertiaire. Allez savoir pourquoi. Peut-être qu'il croyait cette
interlocutrice incapable de le considérer autrement, à mille lieux
d'envisager qu'elle puisse d'ailleurs se tromper, le voir ne
serait-ce qu'un tantinet différent de ce que son esprit suggérait
de toutes ses forces. La vérité serait inconcevable pour une fille
de cette simplicité, un tant soit peu désirable, pensait-il. Et
alors, il s'angoissait du mensonge, craignant qu'elle ne découvre ce
qu'il était vraiment : un déclassé ne cherchant pas d'emploi,
s'étant battu contre tout à la fois, rien en particulier, ayant
toujours baissé les bras, et vivant convenablement de ce sort qui le
maintenait en inertie ébouriffée ; un homme jeune,
coupable de non-exploitation de son potentiel, en somme. Sa propre
chatte commençait à se détourner de ce qu'il lui restait, à cet
Herbert : sa supériorité naturelle, un physique terrifiant aux
yeux des chats. La petite chatte s'accommodait même de cela, et
venait de moins en moins se frotter contre sa jambe, se rouler à ses
pieds. Elle n'était plus très loin de se servir toute seule sa
nourriture...
En trafiquant sa situation réelle pour ce qu'il y a de plus banal, Herbert amortissait l'éventuel déshonneur de décevoir. Si la Japonaise venait à s'apercevoir qu'il n'était pas cet employé quelconque, au fond, que risquait-il ? Pas grand chose. En
tout cas, moins que s'il s'était fait passer pour l'artiste vivant le
mieux payé de l'histoire de l'art, ou ce Chinois et cette Chinoise qu'il croyait être, en l'occurrence, un duo de restaurateurs Jap'... Ses calculs, à Herbert,
quoiqu'innombrables, restaient souvent ainsi, très inaudibles.
17 décembre 2012
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