Dans un passage de La violence et le sacré, le philosophe René Girard rappelle le principe selon lequel l'entretien des différences est un facteur de paix entre les individus. Au contraire, l'indifférenciation, qu'elle soit culturelle ou hiérarchique, tend à la guerre généralisée, à la fameuse guerre de tous contre tous dans laquelle notre civilisation est déjà entrée et poursuit de s'enfoncer, guidée par une génération de politiciens progressistes persuadée d'avoir fait le choix de la justice humaine, quand en réalité, elle ne va qu'en désarticulant toujours plus celle-ci, en dépit des signes déjà apparents mais lointains de son erreur.
La violence et le sacré
René Girard
(extrait)
Dans la religion primitive et la tragédie un même principe est à l'œuvre, toujours implicite mais fondamental. L'ordre, la paix et la fécondité reposent sur les différences culturelles. Ce ne sont pas les différences mais leur perte qui entraînent la rivalité démente, la lutte à outrance entre les hommes d'une même famille ou d'une même société.
Le monde moderne aspire à
l'égalité entre les hommes et il tend instinctivement à voir dans
les différences, même si elles n'ont rien à voir avec le statut
économique et social des individus, autant d'obstacles à l'harmonie
entre les hommes.
Cet idéal moderne
influence l'observation ethnologique, souvent d'ailleurs au niveau
d'habitudes machinales plus que de principes explicites. L'opposition
qui s'ébauche est trop complexe et trop riche de malentendus pour
qu'on puisse en dessiner les contours. Il suffira de constater qu'un
parti pris « antidifférentiel » fausse fréquemment la
perspective ethnologique non seulement sur la discorde et les
conflits mais sur toute problématique religieuse. Le plus souvent
implicite, ce principe est clairement reconnu et assumé dans The
Ritual Process de Victor Turner :
« Structural
differentiation, both vertical and horizontal, is the foundation of
strife and factionalism, and of struggles in dyadic relations between
incumbents of positions or rivals for positions. »
Quand
les différences se descellent, elles passent presque nécessairement
pour la cause des rivalités auxquelles elles fournissent un enjeu.
Mais elles n'ont pas toujours joué ce rôle. Il en est de toutes les
différences comme du sacrifice qui vient grossir le flot de la
violence quand il ne parvient plus à l'endiguer...
Pour
échapper à des habitudes intellectuelles d'ailleurs parfaitement
légitimes dans d'autres domaines, on peut s'adresser au Shakespeare
de Troilus and Cressida. Le célèbre discours d'Ulysse n'a
pas d''autre sujet que la crise des différences et nous retrouvons
là, dégagé et développé comme il ne l'a jamais été, le point
de vue du religieux primitif et du tragique grec sur la violence et
sur les différences.
Le
prétexte c'est l'armée grecque campée sous les murs de Troie et
qui se décompose dans l'inaction. Le propos de l'orateur s'élargit
en une réflexion générale sur le rôle de Degree, la
différence, dans l'entreprise humaine. Degree, gradus,
est le principe de tout ordre naturel et culturel. C'est lui qui
permet de situer les êtres les uns par rapport aux autres, qui fait
que les choses ont un sens au sein d'un tout organisé et
hiérarchisé. C'est lui qui constitue les objets et les valeurs que
les hommes transforment, échangent et manipulent. La métaphore de
la corde musicale définit cet ordre comme une structure au sens
moderne du terme, un système d'écarts différentiels d'un seul coup
déréglé quand la violence réciproque s'installe dans la
communauté. La crise est désignée tantôt comme ébranlement
tantôt comme escamotage de la différence.
« … Oh !
Quand la hiérarchie vient à être ébranlée,
Echelle selon quoi tout
grand dessein s'ordonne,
L'entreprise languit.
Comment les sociétés,
Les confréries, les
distinctions académiques,
Le paisible commerce
entre deux longitudes,
Les droits de
primogéniture et de naissance,
Les privilèges qu'on
accorde à la vieillesse,
Ainsi qu'à la couronne,
au sceptre, aux lauriers,
Pourraient-ils, sans
hiérarchie, se maintenir ?
Brisez la hiérarchie,
détendez cette corde,
Aussitôt quelle
dissonance ! Tout se heurte,
Tout se combat ; les
eaux naguère contenues
Exhaussent leur poitrine
au-dessus des rivages
Et de ce globe solide
font un brouet ;
La force est reine
maintenant sur la faiblesse
Et le fils effréné
frappe son père à mort ;
Violence est loi ;
mieux : le licite et l'illicite,
Dont Justice préside à
l'éternel combat,
Perdent leur nom et
Justice pareillement. »
Comme
dans la tragédie grecque donc, comme dans la religion primitive, ce
n'est pas la différence, mais bien sa perte qui cause la confusion
violente. La crise jette les hommes dans un affrontement perpétuel
qui les prive de tout caractère distinctif, de toute « identité ».
Le langage lui-même est menacé. « Each thing meets in mere
oppugnancy. » On ne peut même plus parler d'adversaires au
sens plein du terme, seulement de « choses » à peine
nommables qui se heurtent avec un entêtement stupide, tels des
objets détachés de leurs amarres sur le pont d'un navire battu par
la tempête. La métaphore du déluge qui liquéfie toute chose,
transformant l'univers solide en une espèce de bouillie, revient
fréquemment chez Shakespeare pour désigner la même
indifférenciation violente que dans la Genèse, la crise
sacrificielle.
Rien
ni personne n'est épargné ; il n'y a plus ni dessein cohérent
ni activité rationnelle. Toutes les formes d'association se
dissolvent ou entrent en convulsions, toutes les valeurs spirituelles
et matérielles dépérissent. Les diplômes universitaires sont
emportés avec le reste, n'étant eux-mêmes que des Degrees,
tirant leur force du principe universel de différenciation et la
perdant quand ce principe se dérobe.
Soldat
autoritaire et conservateur, l'Ulysse de Shakespeare n'en avoue pas
moins d'étranges choses sur cet ordre qu'il a le souci exclusif de
protéger. La fin des différences, c'est la force qui maîtrise la
faiblesse, le fils qui frappe son père à mort, c'est donc la fin de
toute justice humaine, laquelle se définit, elle aussi, de façon
aussi logique qu'inattendue en termes de différence. Si l'équilibre
c'est la violence, comme dans la tragédie grecque, il faut bien que
la non-violence se définisse comme un déséquilibre, comme une
différence entre le « bien » et le « mal »
parallèle à la différence sacrificielle du pur et de l'impur. Rien
de plus étranger à cette pensée, par conséquent, que l'idée de
la justice comme balance toujours égale, impartialité jamais
troublée. La justice humaine s'enracine dans l'ordre différentiel
et elle succombe avec lui. Partout où s'installe l'équilibre
interminable et terrible du conflit tragique, le langage du juste et
de l'injuste fait défaut. Que dire aux hommes, en effet, quand ils
en viennent là, sinon réconciliez-vous ou punissez-vous les uns
les autres ?
René Girard, La violence et le sacré (extrait)
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