Michel Meyer - Logique passionnelle

« (…), par la passion, l'homme répond au problématique en s'efforçant de l'évacuer, comme on s'attaque à la contingence pour la surmonter en se donnant un destin, une nécessité. D'où les jeux de hasard, qui visent à le vaincre. En cela, ils ne sont pas sans similitude avec la séduction : le séducteur estime que la femme suivante sera la bonne, comme le joueur qui voit dans le coup suivant la possibilité de sa victoire. Ce défi qu'est la passion ne peut être que permanent et répété, puisqu'il s'agit de se prouver plus fort que la nécessité des choses, façon d'y répondre par une liberté inconséquente, caractérisée par un irréalisme certain, au vu de ce qui découle normalement des états de fait. Le problématique de l'existence est nié mais n'arrête pas de resurgir, car c'est lui qui est incontournable. La passion fait exister l'homme dans l'ensemble qui le définit en lui donnant le sentiment de pouvoir s'en libérer, et de pouvoir être au-dessus et plus fort. Par là, l'homme de passion, niant les conséquences probables, se donne sa propre histoire au mépris des conséquences objectives qu'il tâche de nier. Il évacue l'histoire par un présent dont il se veut la mesure. Cet aveuglement peut sembler irréaliste, mais il est naturel, car la passion qui le sous-rend consiste à vaincre l'incertitude et la contingence liées au temps qui passe. Les seules conséquences admises par le passionné sont celles qu'il crée, comme par maîtrise sur tout ce qui est vu comme indésirable. Le consentement a priori est en fait un lieu d'indifférence à tout ce qui n'est pas voulu, et qui est perçu comme inessentiel. La maîtrise de la situation est une prise de position qui se veut extérieure à elle, comme le joueur dans le hasard qui le voue à perdre. Il y a dans la passion ainsi vécue une prise de conscience de soi à part entière, où l'on s'assure de pouvoir s'assurer, où l'on se pense en train de penser... que l'on pense. L'infinité du processus procure l'illusion d'avoir vaincu le temps et ses conséquences inéluctables. Il y a là comme une négation implicite des conséquences, ce qu'une telle position de principe implique, position qui n'est autre que celle de la souveraineté narcissique sur le cours des choses. Mais peut-on se glisser hors de la situation historique, dans un présent sans suite, ou dont la suite est ce même présent ? La passion est la réponse qui annule l'histoire et ses déroulements, et, en cela, elle est illusoire, mais bien nécessaire pour vivre son présent. Le paradoxe est que le problématique se reflète, et chaque réponse destinée à le supprimer le voit rebondir, le présente comme étant à résoudre, ce que le joueur ou le séducteur savent fort bien l'un et l'autre. Leur problème reste en l'état après chaque réponse, ils le vivent à répétition et se sentent vivre de par cette répétition et cette infinité mêmes. Mais ce problème étant inassumable il doit être vaincu, vaincu, vaincu... Ne pouvant (ou ne voulant) gagner, le séducteur comme le joueur ne peuvent s'arrêter sous peine de se perdre totalement. La passion, reflétant l'insatisfaction devant l'ordre des choses, conduit à la recherche ; parfois, elle est vaine, mais pas nécessairement. Le dépassement — la transcendance, comme l'on dit — est inscrit dans l'ordre passionnel, il le définit même. »

Michel Meyer, introduction de Rhétorique (Aristote)

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