« (…), par la
passion, l'homme répond au problématique en s'efforçant de
l'évacuer, comme on s'attaque à la contingence pour la surmonter en
se donnant un destin, une nécessité. D'où les jeux de hasard, qui
visent à le vaincre. En cela, ils ne sont pas sans similitude avec
la séduction : le séducteur estime que la femme suivante sera
la bonne, comme le joueur qui voit dans le coup suivant la
possibilité de sa victoire. Ce défi qu'est la passion ne peut être
que permanent et répété, puisqu'il s'agit de se prouver plus fort
que la nécessité des choses, façon d'y répondre par une liberté
inconséquente,
caractérisée par un irréalisme certain, au vu de ce qui découle
normalement des états de fait. Le problématique de l'existence est
nié mais n'arrête pas de resurgir, car c'est lui qui est
incontournable. La passion fait exister l'homme dans l'ensemble qui
le définit en lui donnant le sentiment de pouvoir s'en libérer, et
de pouvoir être au-dessus et plus fort. Par là, l'homme de passion,
niant les conséquences probables, se donne sa propre histoire au
mépris des conséquences objectives qu'il tâche de nier. Il évacue
l'histoire par un présent dont il se veut la mesure. Cet aveuglement
peut sembler irréaliste, mais il est naturel, car la passion qui le
sous-rend consiste à vaincre l'incertitude et la contingence liées
au temps qui passe. Les seules conséquences admises par le passionné
sont celles qu'il crée, comme par maîtrise sur tout ce qui est vu
comme indésirable. Le consentement a
priori
est en fait un lieu d'indifférence à tout ce qui n'est pas voulu,
et qui est perçu comme inessentiel. La maîtrise de la situation est
une prise de position qui se veut extérieure à elle, comme le
joueur dans le hasard qui le voue à perdre. Il y a dans la passion
ainsi vécue une prise de conscience de soi à
part entière,
où l'on s'assure de pouvoir s'assurer, où l'on se pense en train de
penser... que l'on pense. L'infinité du processus procure l'illusion
d'avoir vaincu le temps et ses conséquences inéluctables. Il y a là
comme une négation implicite des conséquences, ce qu'une telle
position de principe implique, position qui n'est autre que celle de
la souveraineté narcissique sur le cours des choses. Mais peut-on se
glisser hors de la situation historique, dans un présent sans suite,
ou dont la suite est ce même présent ? La passion est la
réponse qui annule l'histoire et ses déroulements, et, en cela,
elle est illusoire, mais bien nécessaire pour vivre son présent. Le
paradoxe est que le problématique se reflète, et chaque réponse
destinée à le supprimer le voit rebondir, le présente comme étant
à résoudre, ce que le joueur ou le séducteur savent fort bien l'un
et l'autre. Leur problème reste en l'état après chaque réponse,
ils le vivent à répétition et se sentent vivre de par cette
répétition et cette infinité mêmes. Mais ce problème étant
inassumable il doit être vaincu, vaincu, vaincu... Ne pouvant (ou ne
voulant) gagner, le séducteur comme le joueur ne peuvent s'arrêter
sous peine de se perdre totalement. La passion, reflétant
l'insatisfaction devant l'ordre des choses, conduit à la recherche ;
parfois, elle est vaine, mais pas nécessairement. Le dépassement —
la transcendance, comme l'on dit — est inscrit dans l'ordre
passionnel, il le définit même. »
Michel Meyer, introduction de Rhétorique (Aristote)
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