Les infrasons de l'appartenance civilisationnelle : un leitmotiv bien entêtant

Le cas du revirement de conscience d'Amina Sbouï  


Amina Sbouï, militante tunisienne, déclare qu'elle quitte les Femen en invoquant comme principale raison que cette organisation serait « islamophobe »... Dans un premier temps, j'ai pensé que l'information n'avait aucun intérêt, compte tenu du caractère déjà insignifiant de ces bêtes de foire demi-télégéniques que sont les Femen ; insignifiance d'autant plus appuyée, vous m'excuserez un supplément de mépris lorsqu'il s'agit de me too-product (traduire par : “moi aussi je peux faire encore plus bas de gamme” en jargon marketing ès agroalimentation), qu'elle concerne sa succursale maghrébine : une seule employée, mais bien gavée au PAF et autres merdes onctueusement brassées par l'américanocentrifugeuse, dans la mesure où j'imagine, vu son âge, qu'elle appartient à cette génération de désorientales ultracâblées.
Cette anecdote, aussi surprenante qu'une couv' de Closer qui nous annoncerait qu'une actrice se sépare de sa planche à bite qui lui servait accessoirement de boyfriend, me semble pourtant dissimuler autre chose. En effet, pourquoi Sbouï se réveille-t-elle seulement maintenant, alors que le discours des Femen est parfaitement explicite depuis le départ (et d'autant plus explicite qu'au lieu d'un maigre discours ce sont des illustrations en actes d'une bourrativité sans précédent dans l'histoire de la propagande qui jonchent leur parcours : quand on découpe une croix orthodoxe géante à la tronçonneuse, on ne peut pas prétendre ensuite qu'on avait mal compris le message de base). Il y a évidemment un non-dit derrière ce revirement soudain, un non-dit qui m'intrigue assez pour être creusé. J'en retire deux hypothèses.

1/ On pourrait d'abord voir dans la présente anecdote le revirement d'une jeune fille qui, après s'être égarée en vains blasphèmes, se serait finalement décidée à reprendre le droit chemin du Bien, mais pas n'importe lequel, le Bien qui consiste à bien penser et bien parler, ce Bien qui est la seule véritable religion, celle que tous les hommes et femmes d'aujourd'hui observent unanimement sous la coupe de l'auto-intimidation : la Tolérance, cette tolérance qu'aucune semelle n'oserait souiller à moins, non pas d'être un mécréant, un incroyant, ou un goy, mais un FOU, tout simplement ! (c'est d'ailleurs ce qui me porterait à croire que Inna Shevchenko serait véritablement dingo au cas où elle persistait dans son « islamophobie » supposée par les tweetos de la respectosphère adoratrice de la Tolérance.
Cette « phobie » qui se décline pour toute appartenance, et qui est partout pourchassée, est à comprendre comme l'intolérance dont l'issue ne se réduit qu'à « blesser » ; toute autre motivation s'effaçant immédiatement lorsque se manifeste avec vraisemblance une seule de ces blessures morales ; dès lors que des gens se seraient présentés comme effectivement « blessés » (non pas physiquement, ni matériellement, mais dans leur « être », la représentation de leur « être ») : nulle autre preuve qu'une sorte de « présomption de ressenti » n'est à apporter à l'opinion. Opinion dorénavant inquisitionnelle, en veille permanente, et surtout attentive aux blessures les plus récentes, aux plaies les plus fraîches et donc les plus intelligibles, son logiciel de détection de l'intolérance n'ayant comme portée uniquement ce qui est « émouvant », vif, les raisonnements à froid, complexes, sur le temps long, échappant complètement à sa médiocre perception... La Tolérance, comme pensée, est un naufrage pour l'intelligence, à n'en point douter.



C'est comme si, définitivement, la subjectivité cherchait à asseoir son autorité sur tout le reste, la contestation notamment, mais aussi ce qui relève normalement des dispositifs visant à la conservation de l'ordre public, grâce à la violence légitime. Les réactions souvent outrées de l'opinion tolérantiste en témoigne, quand la violence policière est tout à coup visible, par le biais d'interventions filmées en amateur ; à ce moment elle devient odieuse, ou pourquoi pas, si ce tolérantisme est poussé jusqu'à l'absurde, source de désordre... Toute violence légitime en principe de droit perdrait sa légitimité dès lors qu'elle se manifesterait aux yeux du public fait de témoins oculaires toujours plus nombreux, du reste, à mesure que les moyens de communication et de production se démocratisent jusqu'à engendrer une sorte de surveillance omniprésente, où tout le monde s'applique à traquer les moindres « faits et gestes » de la pensée critique ; il y a là la source d'un décalage entre raison et passion, quand bien même les deux partis œuvreraient tous autant pour la paix.
Il en va ainsi du dogme de la Tolérance et de son arbitrage expéditif, de son dispositif sentimentaliste. Sbouï pourrait tout simplement avoir été victime d'un rappel à l'ordre qui n'a rien de glorieux, par cette autorité religieuse suprême, rappelée à son devoir essentiel d'inoffensivité physique et verbale absolue, quitte à abandonner ceux qu'elle s'était mise en tête de défendre face à une violence pourtant incomparable...
Sbouï se serait tout à coup sentie mal dans ses sandalettes d'activiste, effrayée à l'idée qu'elle puisse être associée à des « réac », de passer pour l'abominable intolérante qu'elle cherchait justement à dénoncer de toutes ses forces (au point que son mobile politique initial soit anéanti en un éclair, à la seule vue du spectre de l'intolérance, dont le néologisme « islamophobie » n'est qu'un nouvel avatar). On comprend le choc que cela doit être pour elle, si jeune et si imprégnée de tolérantisme, alors que son camp politique était censé l'en préserver, puisqu'il représentait tout ce qui s'y oppose — fermement — radicalement, même ! Et là était le souci, justement, la ligne où tout peut toujours basculer, ou disons plutôt : où tout finit presque toujours par se rejoindre dans une violence réciproque indissociable — Elle déclare d'ailleurs ceci pour expliquer ce qui lui a fait prendre conscience que les Femen s'apparenterait à un extrémisme méchant : « Cela a touché beaucoup de musulmans et beaucoup de mes proches ». Cette phrase est révélatrice, ne serait-ce que par sa prose... Elle confirme autant la première hypothèse qu'elle en propose une seconde que voici.

2/ Qui d'autre qu'une Arabe, et alors exposée seulement superficiellement au dogme du progrès pour le progrès, à l'égalitarisme microchirurgical, aurait pu si rapidement s'extraire de cette mascarade pornoféministe, sur un simple coup de tête, quand les autres Femen européennes sont intoxiquées depuis trop longtemps pour s'octroyer le droit, que dis-je, pour ne serait-ce qu'envisager une seule seconde d'être autre chose que ce que le déterminisme télévisuel les pousse à être : des femelles anarcholibertaires, mi-muses mi-posters Playboy pour épicuriens du service public à la Onfray Chel-mi... Sbouï, inutile de lui en vouloir ne pas avoir eu ce déclic plus tôt, quand les actions qui firent connaître les Femen dans le monde visaient la religion chrétienne, la famille naturelle : car sa révélation soudaine pourrait n'être due qu'à un tremblement survenant du bout de ses racines arabo-musulmanes ; sa sensibilité s'étant trouvée heurtée, à l'endroit des calomnies lancées par ses camarades, contre une identité qui est sans doute insoupçonnée à cet âge-là, quand on grandit les yeux rivés vers un monde occidental qui fait tout pour vous arracher aux vôtres. Si tel est le cas, il ne faudrait non plus voir de sa part une indifférence à la « blessure » des Européens, mais plutôt, et en s'en réjouissant, la révélation du grand non-dit de la modernité, la preuve que les racines vibrent encore derrière une nudité d'apparence...

Marot Couperin, 22 août 2013 

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