L'art ne doit son existence qu'à la conservation d'une frontière avec l'artisanat. Par artisanat on
entend notamment le
design, l'architecture ou les arts
graphiques. Il n'est pas inutile de rappeler cette différence,
aujourd'hui que ces disciplines en vogue profitent de la confusion
pour s'approprier un prestige qui dépasse celui qu'on devrait normalement leur
attribuer. Couramment, et plus ou moins explicitement,
« l'artisticité » est détournée comme une sorte de
label transcendant indûment la marchandise, dans le but d'intensifier la fascination, d'habiller noblement
l'orgueil du créatif.
À
la lumière de ceci, on comprend que beaucoup d'œuvres
considérées comme de l'art seraient en réalité des œuvres artisanales, échappant à cette appellation, le créatif faisant
valoir un caractère exceptionnel à un objet qui n'est rien d'autre en vérité que de l'hypermodernité.
L'œuvre
d'art a cette particularité de n'être point complètement
observable, elle n'est jamais finie d'être regardée, étant interminable, l'artiste ayant percé, dans le cadre restreint du tableau, des profondeurs illimitées d'expression. Par conséquent, elle ne peut jamais être entièrement consommée ; en tant que mobilier, par exemple,
dont la fonction serait de décorer, elle est indémodable.
Elle est « immortelle »,
nous l'entendons déjà assez, mais nous savons désormais pourquoi :
elle est perpétuellement en cours, même après que l'artiste ait
définitivement levé la main, relâché l'effort — une sorte
d'abstraction indéfiniment subtile la parcourt en lui donnant sa vie —
au contraire des œuvres artisanales, dont le mérite est de l'ordre
« artisanal », technique, des illustrations, des
peintures qui étonnent par leur réalisme, par exemple, qui, quoique
époustouflantes sur le coup, sont vues complètement, une fois vues.
Ces images qui subjuguent
à un instant bref, à cause de l'ingéniosité, l'habileté, ou
encore des moyens financiers faramineux qu'il aura fallu pour les
réaliser, épatent déjà moins la seconde fois qu'elles sont vues ;
c'est que la relève ne tardera jamais à les envoyer au loin, ces
œuvres seulement capables de duper l'instant ; dans des recoins
désolés de l'histoire de l'art, tandis que les œuvres d'art vrai
ne cessent jamais d'être... Celles-ci ne reposent pas uniquement sur
une structure, une architecture, une composition, un récit, un
squelette intelligible : plus précisément encore, et de même
que le rocher terne est doué d'une dimension quantique qui
l'illumine en secret, l'œuvre
d'art est, à son stade essentiel, en infime lecture, crépitant en
sa matière.
Si ce principe apparaît
clairement dès lors qu'on se penche sur une toile de Rembrandt pour
l'observer de près — dans le détail de ses détails — il faut
aussi être capable de le transposer aux œuvres dont la substance
vivante n'est pas facilement accessible, aux œuvres dont l'organisme
n'est pas littéralement dans « la pâte », comme on dit.
Si le siècle qui vient
est bien celui qui voit l'artiste devoir se distinguer, non plus
seulement par un « contenu » original, mais aussi par le
choix qu'il fait activement du « contenant », la variété
des genres d'art devenant si étendue qu'ils participent dorénavant
à la signature, à donner à l'artiste son identité, il faudra que
le critique dissèque chaque œuvre comme une espèce nouvelle,
encore inconnue, dont le fonctionnement qui lui assure sa vitalité
diffère d'une œuvre à l'autre.
Dans le cadre très
spécial de l'art conceptuel, cette substance étant volontairement
anéantie, on devrait la chercher dans l'âme de l'objet, ou même,
plus curieusement encore, dans l'âme de l'idée, toutes les fois que
cela est possible. Dans l'art filmique, la substance ne saurait se
résumer au grain de l'image ou à la composition dans l'espace, car
il n'y a pas là les conditions intérieures d'artisticité. Le
cinéma d'art commence au moment où le réalisateur devient homme
dans l'œuvre en
s'emparant du montage. On attribue une artisticité au cinéma à
partir d'Eisenstein : c'est le découpage qui donne sa vitalité
au Cuirassé Potemkine, non plus l'action, à
proprement parler. C'est à travers le découpage que s'épanouit
pleinement « l'abstraction indéfiniment subtile ». Plus
le montage se fait dense, comme c'est le cas dans certaines œuvres
tardives de Godard qui font appel à des échantillons de films
indéfiniment épars et divers, plus il semble que l'œuvre
cinématographique est habitée d'elle-même, plus il semble au
spectateur qu'en « infime lecture », en deça du sens
voulu, abstrait ou non, une cité silencieuse et autonome, substituée
à l'individu, peuple l'objet d'art. L'histoire moderne a révélé,
après de nombreux siècles d'art cantonnés à la peinture, à la
sculpture et à l'architecture, que de nombreux autres « contenants »
ont un potentiel artistique puissant, à condition de permettre à
l'artisan de s'évanouir en artiste ; dès lors qu'une immense
part de l'activité qu'il consacre à l'œuvre,
lui échappe en s'engouffrant dans une infinité de nervures
insoupçonnées.
Marot Couperin, 5 novembre 2013